es
interrogations subsistent sur la nature même de la néguentropie qui
est la matière première des nouvelles technologies de l'information.
Le phénomène n'est pas nouveau d'une technique en avance sur ses
concepts théoriques. Après tout, Sadi Carnot, au siècle dernier,
a développé la thermodynamique bien avant que ne soit établie
l'équivalence de la chaleur et de l'énergie. Mais une réflexion
sur les fondements des concepts de l'information est nécessaire. Elle est
ici esquissée.
Introduction
Le développement
rapide et durable des nouvelles technologies de l'information appelle à
une réflexion sur les changements qu'elles apportent et sur la permanence
qu'elles impliquent. Sous nos yeux, assiste-t-on à une révolution
comparable à celle de l'apparition du livre ? Les cybernéticiens
de l'après-guerre sont-ils comparables à cet orfèvre transposant
à l'imprimerie(1) avec les conséquences que l'on sait, une technique
de poinçonnage bien connue des gens de son métier ?
Ces nouvelles technologies ne sont d'ailleurs pas les premières à
introduire des changements profonds dans la transcription des expressions humaines.
Citons pêle-mêle après l'apparition du livre imprimé
en 1447, celle de la gravure en taille-douce, en 1450 des eaux-fortes, en 1650,
de la lithographie en 1793, de la photogravure en 1822 pour les procédés
de reproduction graphiques , clôture d'une ère scripturale. Puis
une autre ère utilise un signal de transmission analogue au signal source
: la télégraphie apparait en 1837 avec l'alphabet Morse, la photographie
en 1839, le téléphone en 1876, le phonographe en 1877, la radio
en 1895, le cinématographe en 1895, la télévision en 1932,
le magnétophone en 1935 avant le bouleversement de 1948 date de l'apparition
de l'ordinateur qui rend possible la transcription digitale des signaux composant
de l'expression humaine.
Quelles modifications apportent donc cette transcription digitale à l'environnement
humain ?
Schéma
traditionnel émetteur récepteur
Cette
diversité de techniques de transcription du son et de l 'image a fait apparaître
une conception fréquemment admise de nos jours. Une perception humaine
pour se communiquer à besoin d'un médium. Le premier médium
a naturellement été la voix de telle sorte qu'un schéma élémentaire
a longtemps été admis.
L'apparition
du livre a légèrement modifié ce schéma puisque la
compréhension d'un message par audition s'est accompagné d'une saisie
par la lecture à vue. La multiplication des techniques de reproduction
du livre faisait nettement apparaître, pour un messge donné, l'importance
de la forme pour la compréhension de son contenu.
Figure 2. A l'audition du message oral s'ajoute la vision du texte écrit
Selon
se schéma, l'information passerait d'un émetteur à un récepteur.
Cette façcon de voir correspond bien à l'impression des utilisateurs
: l'information passe sur un support d'un auteur à un lecteur. Ce qui s'échange
serait de l'énergie, obéissant comme les autres grandeurs aux lois
de la thermodynamique à la façon du calorique(2) du siècle
dernier. Cette grandeur oubliée, on le sait, était considéré
comme une forme de matière qui passait d'un corps chaud à un corps
froid pour aboutir à un équilibre de température. La néguentropie,
comme le calorique, passerait d'une source savante à un récepteur
ignorant. Les connaissances de ce dernier augmenteraient comme la température
d'un corps s'élève au contact de la chaleur. La néguentropie
elle-même serait un degré d'organisation de signes ou un nombre de
choix nécessaires à l'énonciation de quelque chose. Cette
façon de voir, convient parfaitement à rendre compte de l'échange
entre ordinateurs. Entre eux s'échangeraient bits, bytes ou octets. Ainsi
le bit serait à l'information ce que l'électron est à l'électricité.
Alors que personne - ou presque - ne pensait à mesurer un livre au poids
du papier ou bien au nombre de signes qu'il transmet, les machines électroniques
ont favorisé la mesure des quantités de signes mémorisés.
Quantifiable, la notion d'information passait sous les Fourches Caudines de l'univers
scientifique. Satisfaisant aux critères d'objectivité, la néguentropie
serait indépendante des conditions d'émission ou de réception
autant que de l'émetteur et du récepteur. Un simple examen du moindre
dialogue vient cependant mettre en doute ces hypothèses.
Informer, c' est
dire quelque chose à quelqu'un
Car dire
quelque chose à quelqu'un suppose de pouvoir mettre des signifiants à
la place de ce qui est signifié et de commniquer un sens à quelqu'un
par leur intermédiaire. Or les ordinateurs les plus modernes ont de la
peine à mettre en signe - désigner - le monde extérieur.
Le moindre enfant à la différence d'un ordinateur sait mettre un
mot à la place de ce qui a disparu de son environnement. De plus, dès
son plus jeune âge il est capable de mettre le même mot à la
place du même objet. Cette reconnaissance des objets n'est pas aisément
automatisable. L'enfant a, de plus, une représentation de celui ou celle
qui le frustre de sa présence et dont il utilise le langage. Très
tôt, il apprend à dire les choses, les tuant pour les faire revivre
ailleurs. Du monde, il dispose pour s'y mouvoir une carte couvrant le réel.
S'y adaptant, il l'ajuste au réel pour faire coïncider sa carte au
plus près du terrain .
Dans un ordinateur, cette carte est maintenant mémorisée.
Mais un ordinateur ne perçoit pas le terrain lui-même. Ce faisant,
deux ordinateurs échangeant de l'information n'ont d'autres représentations
de leur destinataire que celle qu'un être humain a bien voulu leur mettre
en mémoire. Or l'émission et la réception de messages entre
humains n'en est pas l'exacte réplique. En mémoire, certes, deux
interlocuteurs pour se comprendre ont au moins une langue en commun. Pour communiquer
chacun doit avoir de plus une représentation de l'autre. C'est cette représentation
qui fait, jusqu'à aujourd'hui, cruellement défaut aux nouvelles
technologies de l'information.
Evacuée
par la science, la question du sens reste à l'ordre du jour.
La notion
de néguentropie, évacuant la question du sens pour prix de son entrée
au rang des grandeurs scientifiques, ne tient pas compte de l'origine humaine
des échanges. Au contraire d'un corps inerte, un être humain perçoit
une discordance entre sa perception intérieure et l'environnement extérieur.
Il y réagit en formulant une demande.
Figure
3 .- Entre émetteur et médium s'insère le monde extérieur.
Soit L
(lambda) la perception de l'environnement extérieur A par le sujet S. La
discordance entre A et L introduit un manque noté "-". Avec ces
notations, on aura : L + - = A
Cette
demande notée " - " est à l' origine du désir D
caractéristique du sujet S pensant et le distinguant des objets pensés.
Faire de l'information une grandeur thermodynamique sous forme de néguentropie
indépendante de son origine introduit par là une contradiction irréductible.
(3) Entre émetteur et récepteur s'échange bien de l'énergie.
A la différence des objets dont les échanges ne dépendent
pas de leur perception de l'environnement, la réception correcte de ce
que transmet l'émetteur d'information à son émetteur n'est
possible qu'avec un minimum de perception commune. Si donc les objets ont en commun
de baigner dans un champ énergétique, les humains ont en commun
de devoir pour communiquer de s'accorder sur une perception de leur environnement
commun.
Cette conception correspond à la définition de Norman Wiener (4)
désignant l'information comme le contenu de ce qui est échangé
avec le monde extérieur à mesure que l'être humain s'y adapte
et lui applique les résultats de son adaptation.
Un signe
à la place d'une chose - aliquid stat pro aliquo.
Réduire
l'information à de la néguentropie, néglige de tenir compte
des mécanismes d'émission et de réceptions de l'information.
Pour formuler sa pensée, l'émetteur, en effet, emprunte à
la langue des signifiants. Mais cet emprunt n'est pas indépendant du récepteur
auquel l'émission s'adresse. Pour être comprise du récepteur,
l'information doit puiser aux mêmes sources. Le récipiendaire, en
fait, ne reçoit que des signes: loin de recevoir passivement " quelque
chose ", il reconstruit un sens à partir des signes mis à la
place des choses et des concepts. Ce "quelque chose" n' est en fait
que la trace d'une substitution d'un signe à une chose - aliquid stat pro
aliquo - selon une conception médiévale du signe toujours féconde
et reprise par les structuralistes modernes. (5).
Figure
4. Emetteur et récepteur partagent au moins une langue commune
Soumise
aux contraintes de ses constituants, l'information est alors trace d'une absence
impossible à signifier ; pour signaler une absence, on doit nommer la chose
absente ; et, en la nommant, on la consigne à une présence symbolique.
Puis la présence symbolique, à son tour, rend superflue la présence
réelle, puisqu'elle en remplit la fonction" (6) .
La logique du
teissère et de la sentinelle.
L'émetteur
transmet donc au récepteur non pas " quelque chose " mais les
traces d'une absence. Qualifiées d'immatérielles, ces traces ont
cependant un effet de signifiant comme l'a montré Edgar Poe dans sa nouvelle
" La lettre volée " reprise par J Lacan. Une lettre compromettante
écrite par une reine déclenche des intrigues au plus haut niveau
de l'Etat sans que le contenu de la lettre soit mentionnée dans la nouvelle.
C'est dire que le fait de connaitre l'existence d'une organisation de signifiants
a un effet indépendant du sens qu'ils transmettent. Dans la nouvelle d'Edgar
Poe, ces signifiants n'auraient eu aucun effet s'ils n'avaient été
consignés sur du papier par une reine. Ils suffisent donc à montrer,
si besoin en était, que l'information transmise par la lettre volée
dépend bel et bien des émetteurs et récepteur de l'information..Les
cybernéticiens de la néguentropie, s'ils réduisent l'organisation
des signifiants à une structure transmissible, n'en omettent pas moins
cet événement entre la reine et son amant. Or " ce qui s'est
passé entr'eux " prend son importance par la force des symboles que
leur correspondance émet .
Dans l'antiquité lorsque deux membres d'une même secte se rencontraient
pour la première fois, ils avaient l'habitude d'échanger un teissère,
petite plaque d'argile qu'ils cassaient et dont chaque membre conservait un morceau.
Lors d'une rencontre ultérieure, les deux parties de la plaquette étaient
mises en contact: la coïncidence de la cassure indiquait aux deux membres
qu'ils appartenaient à la même secte. Ce procédé illustre
une des propriétés du symbole d'être une trace - comme la
cassure d'un teissère - d'un évènement survenu entre deux
témoins. Dans ce contexte, échanger de l'information, c'est évidemment
échanger une série de symboles: mais, bien plus, c'est tester à
l'aide de ces symboles l'appartenance de deux interlocuteurs à un même
communauté de sens.
L'usage du mot de passe par une
sentinelle illustre le procédé de reconnaissance par les traces.
Les sentinelles gardant un camp recoivent un mot de passe de leur officier. A
l'approche du camp, tout visiteur doit dire le mot de passe. Si une sentinelle
le reconnait comme identique à celui qu'il a mémorisé, le
visiteur est considèré comme ami ( dans le cas contraire, il est
rejeté comme ennemi ). Au contraire de l'examen visuel du teissère,
la trace est, dans ce cas, vocale. Mais l'effet en est le même de pouvoir
reconnaitre l'appartenance de deux personnes à une communauté de
sens. Dans le cas du visiteur d'un camp militaire, le sens partagé n'est
pas celui que donne une secte de la réalité mais bel et bien le
but de l'action militaire en cours.
Cette reconnaissance des amis
suppose que la sentinelle sache qu'il existe des visiteurs connaissant le mot
de passe. C'est cette connaissance qui manque à une minibanque recevant
la visite d'un client. Il doit signaler sa présence à l'appareil
en introduisant sa carte bancaire. La concordance du code magnétique de
la carte avec celui mémorisé par la minibanque permet de compter
le visiteur au nombre des clients de la banque. Pour ainsi dire, à chaque
transaction, un client doit apprendre à l'appareil son existence. Cette
existence une fois assurée, le code d'identification de la carte, connu
de son seul détenteur authentifie le client. L'entrée du code correspond
donc à une reconnaissance par une sentinelle. La machine aveugle établit
alors que le détenteur de la carte bancaire est également celui
du code.
Le sujet est "
res cogitans" et l'objet " res extensa"
Echangeant de l'information, l'émetteur transmet donc un accord sur une
communauté d'appartenance avec le récepteur. Une fois cet accord
fait à l'aide d'une trace de connaissance et de reconnaissance, le sujet
récepteur peut comprendre l'émetteur. Les deux sujets - res cogitans
-partagent tout ou partie du même objet - res extensa. Se faisant signe,
ils partagent le signifié intelligible -signatum de de Saussure- à
l'aide de signifiants ou signans. Ils adhèrent à la même conception
du réel par une langue commune qui le couvre comme une carte.
Figure 5.- Emetteur et récepteur ( res cogitans)
partagent une même compréhension du réel ( res extensa).
Le sujet
S (7) se distingue du monde extérieur des objets. Dans une telle perspective,
l'information qui lui parvient sous forme de signes fait partie de ce monde extérieur.
Du bout de sa souris, le sujet "S" efface l'information comme on fait
disparaître quelque chose ( Effacement des traces ). Il la transporte
d'une mémoire à l'autre comme s'il déplacait un objet-chose
dans l'espace (Dissémination). Dans le temps, il la mémorise
également pour la conserver ( Différance ). Il peut la répandre
également à son gré comme autant de produits disséminés
ici ou là soumis aux lois du marchés. Mais le schéma précédent
laisse apparaître les origines orales de la transmission des expressions
humaines (Phonologisme).Sur ce point, les nouvelles technologies de l'information
apporteront sans doute des bouleversements profonds. Si la technique du livre
a permis de distinguer le fond de la forme, la transcription électronique
du signe mettra sans doute en évidence la structure du message. Comme une
clef de voûte maintenant l'équilibre des piliers, cette structure
viendrait tenir fond et forme sous un même chapître. Une expression
d'une perception ne serait pas seulement fond et forme mais aussi dépendante
de sa structure. De l'information ignorant le support de son expression, l'objet
à la place duquel les signes sont émis et le destinataire de son
expression, on passerait à l'interformation tenant compte de ces composants
selon deux axes : celui d'une convention d'appartenance et celui du support (
fond , forme, structure).
Figure 6- L'interformation est un échange d'un message
(fond, forme et structure )à partir d'une convention d'appartenance entre
émetteur et récepteur.
Révolution
ou évolution des technologies de l'information ?
L'échange
de néguentropie exigerait alors de l'émetteur et du récepteur
un accord au moins partiel sur le sens donné à leur environnement.
Ensuite, les opérations se résumeraient à la dissèmination
( copie et distribution) , à la différance, c'est-à-dire
à la conservation dans le temps des signes et des méthodes de lecture
des signes et à l'effacement des traces. C'est avant tout à ces
opérations que les ordinateurs rendent les services les plus utiles.
Support de l'expression |
Logocentrisme |
Phonologisme |
Différance |
Effacement des traces |
Dissèmination |
1948-ordinateur |
x
|
X
|
X
|
X
|
X
|
1935-magnétophone |
.
|
.
|
X
|
X
|
X
|
1932- télévision
|
.
|
.
|
X
|
X
|
X
|
1895-cinématographe
|
.
|
.
|
X
|
X
|
X
|
1895-radio |
x
|
X
|
|
X
|
X
|
1877-phonographe |
.
|
.
|
X
|
X
|
X
|
1876-téléphone
|
x
|
X
|
|
X
|
X
|
1839-photographie
|
.
|
.
|
X
|
X
|
X
|
1837-télégraphie
|
x
|
X
|
|
X
|
X
|
1822-photogravure
|
.
|
.
|
X
|
X
|
X
|
1793-lithographie |
.
|
.
|
X
|
X
|
X
|
1650-eaux-fortes |
.
|
.
|
X
|
X
|
X
|
1450-taille-douce
|
.
|
.
|
X
|
X
|
X
|
1447-livre imprimé
|
x
|
.
|
X
|
X
|
X
|
Ecriture |
x
|
.
|
X
|
X
|
.
|
La transcription
électronique laissent à l'utilisateur le champ libre pour explorer
son champ des possibles. Au début du siècle, il ne disposait, sa
vie durant pour s'adapter à la nature que des connaissances consignées
dans quelques livres. Armé autrefois d'une métaphysique, son adaptation
consistait à réajuster périodiquement une représentation
apprise pour la vie entière. Désormais, une carte constamment à
jour sera mise à sa disposition pour l'aider au cours de son existence
à s'adapter à une techno-nature. Il est passé d'une lecture
linéaire d'une interprétation du monde de quelques auteurs préferrés
à une traversée d'un réseau de mailles en mailles. Il quitte
alors un vérité normative et dispose désormais d'interprétations
partielles offertes à tout un chacun comme autant de réponses aux
demandes d'un marché. A sa place dans la société, échelon
dans une hiérarchie pré-établie s'ajoute une identité
fictive constamment en mouvement.
De l'ordre des vertèbrés terrestres vivant dans la nature, il est
alors passé à celui des amibes interformées au gré
d'une navigation dans la techno-nature de sa fabrication.
Notes et indications
bibliographiques :
1.- En
toute rigueur, Johannes Genfleisch dit Gutenberg n'est pas inventeur de l'imprimerie
mais de la typographie.
2.- Puis le calorique, après Sadi Carnot en 1831 est devenu une forme de
la puissance motrice. De ce point de vue, l'énergie pouvait prendre différentes
formes : énergie mécanique, électrique, cinétique,
chimique pouvait passer d'une forme à l'autre. On remarquera le paradoxe
faisant passer la nature du calorique d'une forme de la matière à
une forme d'énergie alors que notre siècle démontrera l'équivalence
de la masse et de l'énergie.
3.-Alain
Milon, La valeur de l'information entre dette et don, P.U.F, Paris, 1999. P 3.
4.- Alain Milion, op.cit. p 23.
5.- Jacques Derrida, Positions, Editions de Minuit, Paris, 1972. P 29-
6.- Jean Fisette, universitaire de Montreal au Quebec.
7.- La distinction entre " res cogitans" et " res extensa "
a été exprimée par Descartes. " Res cogitans" et
" res extensa " était pour Descartes distincts mais réunis
par Dieu.
John Briggs: David Pat. L'Univers Miroir. Editions Robert Laffont, Paris,1986.
p 17.
Voir aussi :
Michel Cazenave. Science et symboles, Les voies de la connaissance, Albin Michel,
Paris, 1986. P 255.
Jean-francois Doucet
Oslo, décembre 1999.
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