e
mot "gratuit" est l'un des termes les plus demandés dans les moteurs
de recherche. Un site web ne faisant pas, directement ou non,
passer le message magique "tu peux laisser ta carte bleue bien
rangée" aura du mal à séduire le visiteur. De nombreux particuliers,
eux, utilisent les services gratuits même s'ils ne leurs servent
à rien... l'important étant précisément qu'ils soient gratuits
! Question: combien de temps l'éditeur d'un service gratuit peut-il
ainsi espérer tenir la barre ?
Histoire
d'une surmédiatisation organisée
Au
faîte de l'information de par la nature-même de leur métier, les
grands médias (presse, TV, radio) ont compris très tôt qu'Internet
deviendrait à terme un concurrent sérieux, susceptible de leur
faire de l'ombre. La réaction logique de toute entreprise "menacée"
consiste à réorganiser sa propre concurrence en y contribuant
elle-même : "quitte à ce que quelqu'un nous livre une bataille
sérieuse, autant que ce soit nous-mêmes !". Il fallait donc d'urgence
susciter un engouement de masse pour Internet, en vue d'une stratégie
future qui, si elle était inéluctable, restait encore floue. Donc,
entre temps, il a fallu trouver un moyen de vendre du papier ou
du spot à un auditoire qu'on pourrait ainsi, à terme, fidéliser.
Même si, à l'époque, on ne savait pas encore bien comment cette
fidélisation s'opérerait.
S'ensuivirent
des centaines d'articles et d'émissions expliquant à Madame Tout-Le-Monde
que sur Internet tout est gratuit, qu'elle y trouverait des recettes
de cuisine, des modèles de tricot, des conseils éducatifs pour
ses enfants, etc. Alors, comme on lui a dit que "c'est bien pour
l'éducation des enfants", Madame Tout-Le-Monde a traîné Monsieur
Tout-Le-Monde un samedi après-midi à l'hyper du coin, et la famille
Tout-Le-Monde a ainsi fêté l'arrivée dans le foyer du premier
micro-ordinateur (1990 FF TTC, une affaire en or ! ... assortie
d'un engagement littéralement aliénant).
A
la découverte du cybermonde
On
s'attache vite à Internet, tellement vite qu'on y prend de drôles
d'habitudes. Déjà, contrairement à la télévision, on ne peut pas
profiter de la pub pour la pause pipi, car la pub est présente
sur toutes les pages du site portail préconfiguré dans le navigateur.
Et puis même, ce seraient des pauses pipi onéreuses, au prix où
sont les communications téléphoniques... Alors bon, on affiche
la page d'accueil du portail à chaque nouvelle connexion, et très
vite on se dirige vers ses favoris. Et de lien en lien, au fil
de dizaines d'heures de surf, Madame Tout-Le-Monde a pu ouvrir
une adresse e-mail gratuite pour chaque membre de la famille,
créer un site web où elle expose les poèmes qu'elle rédige quand
elle s'ennuie, et elle a même téléchargé 4.212 logiciels, dont
les trois quarts ne lui ont servi à rien, si ce n'est à reformatter
son disque dur trois fois en un mois.
Mais
qu'est-ce qu'on me veut, à la fin ?
Une
chose que Madame Tout-Le-Monde ne s'explique cependant pas, c'est
que tous les jours elle reçoit en e-mail des propositions de toutes
sortes : gagner de l'argent en surfant, acheter un nouveau four
électrique, etc. A force, elle finit par se rendre compte qu'avant,
elle achetait davantage de magazines, elle allait même parfois
sur le Minitel récupérer une information ou une autre, que cela
lui coûtait plus cher, que c'était moins interactif, mais qu'on
lui fichait une paix royale et qu'il y avait moins de pub. Ca
tombe bien, Madame Tout-Le-Monde vient de lire dans les newsgroups
qu'un super logiciel lui aussi gratuit, lui permet d'inhiber les
bannières publicitaires dans les pages web qu'elle visite. Hop',
ni une ni deux, Madame Tout-Le-Monde a installé le logiciel...
youpi, ça marche ! A partir d'aujourd'hui, on laissera Madame
Tout-Le-Monde surfer tranquille, on ne l'enquiquinera plus avec
des pubs inutiles, et on ne l'obligera plus à gaspiller l'argent
de ses connexions dans l'affichage de lourdes bannières 468*60.
La
problématique économique
Bien
sûr, l'exemple ci-dessus est caricaturé, mais son fondement reflète
somme toute assez bien l'obstacle auquel se heurtent, ou vont
se heurter, de plus en plus, les éditeurs de sites à accès gratuit
: l'internaute ne veut pas payer l'accès, hésite à acheter en
ligne, et présente des symptômes allergiques dès qu'apparaît sur
son écran un message publicitaire. Donc, qui va financer le site
web si de tels freins se posent sur ses ressources financières
?
Une
chose est certaine : un site professionnel ne survivra pas si
sa présence en ligne est à fonds perdus. Voit-on beaucoup de magasins
se pérenniser quand les visiteurs n'entrent que pour regarder,
et n'achètent jamais ? Tout le monde hélas n'a pas la notoriété
d'un Yahoo ou d'un Altavista : sur ces sites, que le visiteur
clique ou non sur les bandeaux publicitaires, la recette du portail
est assurée, car l'annonceur paie à l'affichage ou à la durée
de parution, et non au clic. Evidemment, ce système aura ses limites
dans le temps, quand les annonceurs dresseront le bilan de leurs
campagnes publicitaires, et les conséquences financières risquent
alors d'être extrêmement lourdes pour les portails en question.
Au
vu de quelques expériences qui m'ont été rapportées (et pour lesquelles
j'ai pris soin de vérifier les éléments communiqués), il semblerait
(j'insiste sur le mode conditionnel) qu'un site se présentant
ouvertement comme étant une boutique obtiendra de meilleurs résultats
que celui qui utilisera mille et un détours (contenu éditorial
en accès libre, services gratuits, offres d'essai, etc.) pour
attirer le chaland. De même, quelques expériences de sites au
contenu payant semblent démontrer que les recettes, à défaut d'être
encore satisfaisantes, progressent dans des proportions rassurantes
pour l'avenir, notamment dans un contexte business-to-business.
Dans
le domaine du business-to-consumer, l'on notera qu'aux Etats-Unis,
l'une des plus belles réussites en ligne, à savoir eBay,
utilise depuis longtemps un mode payant (le vendeur d'un bien
paie une commission au service). En France, les deux plus gros
sites d'enchères entre particuliers, à savoir Aucland
et iBazar, ont adopté ce mode payant, et cela fonctionne.
Parallèlement,
l'une des sociétés les plus riches sur le papier (traduction:
grâce à l'artifice de l'effet de spéculation en Bourse), Amazon, licencie du personnel au fur et à mesure
qu'elle innove sur le thème "attirer le chaland en lui proposant
des affaires exceptionnelles". Houra.fr,
le cybermarché en ligne lancé à grands renforts de trompettes
en janvier dernier, ne propose, lui, rien de gratuit. Or, son
chiffre d'affaires croît à une allure vertigineuse, mais il faut
préciser que plutôt que de se battre sur les prix ou sur l'attirance
par la gratuité, Houra.fr mise avant toute chose sur la qualité
du service. Un exemple à retenir, sans aucun doute.
Je
laisserai le mot de la fin à Daniel
Ichbiah, qui a rédigé dans SVM Mac d'avril un excellent article,
qu'il conclut en invitant les éditeurs de site à savoir imposer
un mode payant, ne serait-ce que pour éviter que les articles
de presse ne deviennent à terme des publicités déguisées, et que
la liberté éditoriale ne soit pas muselée par des impératifs économiques
et/ou publicitaires.
Jean
Lançon,
http://www.jeanlancon.com
NDLR,
pour compléter cet article :
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